Lettre ouverte

Avec le latin et le grec,

c’est le français qu’on assassine !

2015.06.11 Place de la Liberté Virgile vs NVB

 Lettre ouverte aux membres de l’Académie française, aux écrivains, critiques, journalistes et autres représentants de la république des lettres

 Notre nation s’enorgueillit de son histoire, de sa culture et de sa langue qui, bien plus encore que ses entreprises et sa technologie, contribuent au rayonnement de notre pays dans le monde entier. Partout, les amoureux de la culture française manifestent leur attachement à notre langue et à l’immense littérature qu’elle a générée et qu’elle continue de susciter. La langue de Corneille, la langue de Voltaire, celle aussi de Stendhal, d’Hugo et de Camus, celle de Yourcenar, de Duras ou de Queneau, cette langue est également la vôtre et vous en êtes à la fois un acteur, un garant et un promoteur. Elle n’est pas figée ; elle se nourrit de son passé et y puise son esprit et son âme ; le présent la féconde de sa vitalité et de son énergie et elle s’enrichit sans cesse de ses trouvailles et de ses emprunts. Le génie du français, son esprit et son âme, c’est ce qui fait la France.

Notre pays, traverse aujourd’hui une profonde crise d’identité, issue de la mondialisation, du brouillage des cultures, de la subordination du politique à l’économique, et de l’économique à la finance. Il a du mal à se reconnaître dans son industrie, dans ses institutions, dans ses élites, et brandit, comme un naufragé s’accroche à sa planche, le nom consensuel, et par là rassurant, de République. Les tragiques événements des 7 et 8 janvier derniers ont certes été l’occasion d’un « sursaut républicain », d’une prise de conscience de l’urgente nécessité de renouer ensemble le contrat social et le « pacte républicain » ; mais qu’est-ce que la République ? N’est-ce pas, à en croire l’étymologie latine de la Res publica, la chose publique, le bien commun ?

Or quel est ce bien commun qui nous permet de vivre ensemble et de former ensemble une nation ? Ce n’est ni l’excellence de notre technologie, ni la force de notre économie, ni même nos institutions. Quel est donc ce bien commun dans lequel nous pouvons nous reconnaître ? Le premier qui nous lie, le seul capable de justifier une communauté de vie et de destin, de nous constituer en nation, de légitimer notre République, n’est-ce pas le partage d’une même langue et d’une même culture ? Entendons-nous bien : cette langue et cette culture françaises n’ont pas vocation à être exclusives de toute autre, à s’imposer au nom d’une prétendue supériorité qu’elles auraient acquises sur les langues et les cultures des régions et pays d’origine d’un grand nombre de nos concitoyens, mais elles sont la langue et la culture communes et le seul lieu où se fonde notre identité nationale, au-delà de nos particularismes régionaux et de nos différences ethniques, culturelles et religieuses. C’est la langue et la culture qui ont uni les hommes et les femmes ayant vécu avant nous dans notre pays, c’est l’expression de leur génie sur lequel s’épanouit le nôtre.

Or on pourrait croire, à entendre le discours de nos femmes et de nos hommes politiques et à voir leur action et leurs décisions dans le domaine de la culture et de l’éducation depuis plus de dix ans, qu’ils ont oublié que c’est ce legs qui fonde la République, que c’est ce legs qu’ils ont la responsabilité politique et le devoir de préserver. Devant le péril de l’éclatement de notre nation sous la double pression, d’une part, des communautarismes, et de l’autre, de l’individualisme forcené associé à la recherche effrénée du profit, c’est un devoir éminent qui incombe à nos élus que d’entretenir la conscience de ce bien commun. C’est à eux qu’il revient de mettre en œuvre une politique qui permette la transmission de celui-ci de génération en génération et qui en favorise également l’acquisition par les ressortissants d’origine étrangère aspirant à l’intégration au sein de notre nation. Autant l’action politique paraît souvent impuissante à influer véritablement sur la sphère économique, à renverser une tendance ou à inverser la courbe du chômage, autant elle possède le pouvoir d’orienter la société par ses choix éducatifs, culturels et juridiques. Il est urgent que nos gouvernants et nos législateurs prennent enfin leurs responsabilités face au défi que constitue le soutien actif de notre culture et de notre langue nationales.

Nous n’ignorons pas, me direz-vous, cette situation et le grand péril qui menace notre culture, notre langue et l’unité républicaine. Alors, pourquoi cette lettre ouverte aujourd’hui ? Parce que le Ministère de l’Education Nationale prépare aujourd’hui, sous la conduite de Madame la Ministre Vallaud-Belkacem, une réforme du collège qui, si elle est appliquée, mettra gravement en danger la transmission du français, comme langue de culture et de communication. Paradoxalement, ce n’est pas la réorganisation des horaires consacrés à l’étude du français au collège qui porterait le coup le plus mortel à notre langue, langue dont l’enseignement est déjà tombé bien bas, si l’on en juge par la perte de toute connaissance grammaticale structurée et de toute pratique consciente de l’orthographe que l’on constate actuellement chez les jeunes entrant dans l’enseignement supérieur. Non, le coup le plus fatal est indirect et fragilise encore un peu plus le français, par un travail de sape, en l’attaquant à la racine. En effet, dans les différents formats où elle a pu être présentée par le Ministère, la réforme annoncée marginalise totalement l’enseignement du latin et du grec au collège en le dégradant, du statut actuel d’option facultative, au rang d’EPI, à savoir d’Enseignements Pratiques Interdisciplinaires, comme vous avez sans doute pu l’apprendre en suivant, depuis la fin du mois de mars, l’actualité de cette question.

Comme leur nom l’indique, ces enseignements « pratiques », dont le choix est laissé à la discrétion de chaque établissement parmi huit thèmes et c’est en cela que réside le plus grand danger , sont censés fonctionner par projets et mener les élèves, en recourant notamment aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, à des réalisations concrètes en lien avec la thématique retenue, mais sans relation précise avec la construction solide et progressive d’un quelconque savoir linguistique. De plus, ces enseignements étant « interdisciplinaires », ils supposent l’intervention, en concertation, de plusieurs enseignants de disciplines différentes. Le futur Enseignement Pratique Interdisciplinaire « Langues et cultures de l’Antiquité » ne sera donc plus confié aux seuls enseignants de Lettres classiques qui ont pourtant reçu, à l’université, une formation pluridisciplinaire, non seulement en langue et littérature française, mais encore en langues, littératures et civilisations grecque et latine.

Il semble d’ailleurs, à l’analyse de la situation actuelle des langues anciennes dans notre système éducatif, que le Ministère ait choisi de régler un problème en le supprimant purement et simplement, au lieu d’en traiter les causes profondes. En effet, la présente réforme du collège survient sur fond de difficultés de recrutement de professeurs formés à l’enseignement des langues anciennes et, tout particulièrement, du latin. De fait, la très faible proportion de lycéens qui poursuivent les options de latin ou de grec jusqu’au baccalauréat – et la majorité d’entre eux se trouvent en section S – entraîne mécaniquement un nombre très faible d’inscriptions en première année dans les sections universitaires de Lettres classiques. Cette raréfaction des étudiants qui décident de consacrer leurs études au français, au grec et au latin, est encore accentuée par le fait que nombre d’universités ont déjà fermé leurs sections de Lettres classiques et que d’autres sont tentées de leur emboîter le pas, au vu de la faiblesse de leurs effectifs. La conséquence de cette désertion est que le nombre d’étudiants à se présenter à l’option classique du CAPES de Lettres (car les CAPES de Lettres classiques et Modernes ont été fondus en un unique CAPES de Lettres, voici deux ans) est en chute libre, lui aussi, et que le Ministère ne parvient plus à recruter un nombre suffisant de professeurs compétents pour enseigner le latin et le grec. Face à cette situation, il aurait été pertinent de revaloriser les langues anciennes en les dégageant de leur statut sclérosant d’options facultatives, ne serait-ce qu’au lycée où elles pourraient constituer un enseignement obligatoire dans les sections littéraires. Au contraire, le Ministère prend acte, sans chercher à y remédier, de cette crise du recrutement et la résout en tentant de faire disparaître ces enseignements en les noyant dans les nouveaux Enseignements Pratiques Interdisciplinaires.

Les raisons invoquées par Mme la Ministre pour justifier le sort réservé aux langues anciennes dans la future réforme, raisons reprises par les conseillers du Ministère qui, le mardi 31 mars, ont reçu les associations de professeurs de langues anciennes du secondaire et du supérieur (CNARELA, APLAES, APFLA-CPL, APLettres, SEL, SLL), trahissent au pire, une véritable supercherie, au mieux, une ignorance coupable de la réalité de ces enseignements sur le terrain. L’argument principal est qu’il faut ouvrir l’enseignement des langues et civilisations de l’Antiquité à tous les collégiens, au nom de l’égalité des chances et de la réussite pour tous, et non en limiter l’accès aux seuls vingt pour cent de collégiens qui suivent actuellement cet enseignement au collège. L’argument secondaire est que la chute préoccupante des effectifs de latinistes et d’hellénistes en lycée serait due à un manque d’attractivité de ces enseignements auprès des élèves. Les conseillers de Madame la Ministre vont même jusqu’à dire, devant les représentants des associations, que la façon d’enseigner le latin et le grec n’est pas assez « sexy ». Mais aucun de ces deux arguments ne tient à l’épreuve des faits. D’abord, rien, sinon l’organisation concrète des emplois du temps des collèges, n’interdit l’accès de tous aux options de langues anciennes au collège. Le statut seul d’option facultative suffit à constituer un frein à l’accès de tous à ces enseignements. Que les têtes pensantes du Ministère aillent faire un stage de remise à niveau de leurs représentations des cours de latin et de grec sur les bancs du collège, et elles constateront combien ceux-ci sont riches, vivants et diversifiés… et pour oser le mot, déjà « pluridisciplinaires » ! Ensuite, depuis quand faut-il vendre un enseignement et le rendre « sexy » pour qu’il attire, comme autant de clients, des collégiens séduits par les seuls effets d’annonce ? Demande-t-on aux Mathématiques, aux Sciences physiques, aux Sciences de la vie et de la terre, à l’Anglais, au français, à l’Histoire ou à la Géographie d’être « sexy » ? Non, on leur demande d’être dispensés avec une pédagogie efficace ! Il faut en finir avec ce « sexysme » dévastateur qui n’est qu’un des masques derrière lesquels se cache la démagogie. Pour se former, le musicien doit passer par le pensum des gammes et des arpèges, et le sportif par un minimum de technique et d’entraînement. Il en va de même pour la formation de la connaissance.

Si, conformément au mot d’ordre de Madame la Ministre, il était réellement question d’offrir à tous l’accès aux langues et civilisations de l’Antiquité, la seule décision cohérente serait de les intégrer aux enseignements obligatoires, dans le socle commun des connaissances. En effet, si l’on jugeait au Ministère que le latin, comme le grec, constituait l’un des piliers de la maîtrise du français et que cette maîtrise partagée était fondamentale pour assurer les bases de notre République autour de la langue et de la culture nationales, on ne réduirait pas à une peau de chagrin dérisoire les enseignements de langues anciennes sous le fallacieux prétexte de les ouvrir à tous dans le cadre d’un Enseignement Pratique Interdisciplinaire qui ne sera plus désormais proposé que dans certains établissements.

Si, comme le laissent penser votre relation spécifique avec l’exercice de la langue française et les fonctions qui sont les vôtres, vous êtes attaché à la transmission de notre langue et convaincu que celle-ci contribue au maintien de l’unité nationale au sein de notre République, je vous demande de peser de tout le poids que vous confèrent votre notoriété et vos fonctions officielles, pour obtenir que Madame la Ministre revienne sur le statut qu’elle réserve aux langues anciennes dans sa future réforme, et pour que le Ministère envisage de leur redonner une place digne de l’importance réelle qu’elles occupent dans le patrimoine génétique de notre pays et de sa langue.

Des conférences de presse ont été tenues ces jours derniers par diverses associations représentant les enseignants de Lettres classiques. Je souscris largement aux propositions constructives qu’elles ont pu faire, mais qui ne semblent avoir eu qu’un très faible écho du côté de la rue de Grenelle, alors qu’il nous faudrait un véritable « Grenelle de l’éducation »… Je vous serais reconnaissant, si cette « question du latin[1] » a pour vous quelque importance, de prendre connaissance de ces propositions et de les soutenir auprès des instances politiques compétentes. J’ajouterai à ces propositions que la réforme du collège a le tort de ne pas considérer la place des langues anciennes dans le continuum de la formation secondaire qui se poursuit du collège au lycée. Je propose donc de demander, outre un enseignement des langues et cultures de l’Antiquité indépendant des EPI de la 5e à la 3e, que l’option de latin ou de grec (voire les deux) devienne obligatoire au lycée en section L, ce qui permettrait de rendre à ces options une valeur symbolique qu’elles ont perdue en devenant facultatives… il y a bien longtemps.

Mais il me faut conclure et je me contenterai de dire qu’au début des années soixante, tout homme qui avait suivi un tant soit peu le cycle des études secondaires, fût-il avocat, médecin ou ingénieur, savait assez de latin pour lire et comprendre Virgile et Cicéron, Salluste et Horace, quand aujourd’hui, un élève de Terminale présentant l’option latin au baccalauréat est quasiment incapable de traduire, par lui-même, une phrase de latin dont il n’aurait pas appris par cœur la traduction fournie par son professeur. Si les langues anciennes continuent à être considérées dans notre système éducatif comme un simple supplément d’âme ou une variable d’ajustement, nous ne disposerons plus, d’ici quinze ans, du nombre suffisant de traducteurs pour transmettre aux générations futures non seulement les œuvres de l’Antiquité dans des traductions renouvelées, mais aussi les textes littéraires et scientifiques que le Moyen-âge et l’Epoque Moderne nous ont légués en latin et qui n’ont encore jamais été traduits.

Aujourd’hui, avec la complicité coupable de nos dirigeants, le grec agonise et le latin se meurt. Il nous appartient de dénoncer cette mort programmée des langues qui sous-tendent pourtant notre belle langue française et d’exiger qu’un vrai débat soit ouvert pour que leur soit rendue la place qu’elles méritent dans la formation des jeunes esprits, au regard de leur lien indissoluble avec le français et, partant, avec ce qui nous fonde comme nation au sein d’une seule et même République.

Je vous remercie de l’attention que vous avez bien voulu prêter à cette lettre ouverte et compte sur votre soutien ou sur votre réponse dans le cas où vous n’adhéreriez pas aux arguments développés sincèrement dans ces lignes et partagés par la grande majorité des enseignants de Lettres classiques.

Pour le bureau de l’ARELA Bretagne

Benoît Jeanjean

 

[1] pour reprendre le titre d’une nouvelle de Maupassant.

La réponse du Ministère de l’Education ! Réponse MEN

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